La capacité d’émerveillement : un bien précieux. (N. Raymond).

article paru dans la revue du diocèse de Dax à l’automne 2015



Un monde désenchanté ?

Le mot « émerveillement » si magnifique soit-il semble bien peu usité aujourd’hui. Quand l’avez- vous entendu ou lu pour la dernière fois ? Serait-ce qu’il n’y a plus lieu de s’émerveiller dans le monde ? Ou qu’on préfère s’attrister dans la lecture qu’on en fait en privilégiant les mots « crise », « guerre », « attentat », « catastrophe » ?

On voit dès cette première approche la connotation positive du mot, quelque chose qui a trait à une source de joie qui visiblement n’est pas de mise dans la lecture dominante du monde.

Pourtant, parfois les actualités nous présentent des informations destinées à nous réjouir ou nous émouvoir: les exploits de sportifs, telle personne qui a risqué sa vie pour en sauver d’autres, ou encore les aventures du petit robot Philae et de la sonde Rosetta, aux confins de notre système solaire, qui passionnent la planète toute entière. Mais allons nous parler d’émerveillement pour désigner ces prouesses ? Le journal Le Monde le 13 novembre 2014 titrait au sujet de Rosetta : « un succès historique pour l’Europe spatiale ». On s’extasie, on apprécie l’exploit à sa juste mesure, on se glorifie mais on n’y voit rien de merveilleux...

C’est donc que les termes « s’émerveiller », « merveilleux », « merveille » nous ouvrent à une autre perception des choses, plus subtile, plus belle, plus délicate peut-être que le matérialisme scientifique actuel peine à percevoir.

L’étymologie du mot (du latin mirabilis, admirable) nous renvoie à une utilisation datant du Moyen- Âge et, selon l’historien Jacques Le Goff, « à des phénomènes possédant tous la caractéristique d'être « étonnants » au sens fort. » (L’Histoire juillet 2007) du fait de l’intervention de moyens et d’êtres surnaturels dans le réel. Le terme aujourd’hui inclut encore l’admiration, l’étonnement. Mais avec la rupture de la Renaissance, la référence au surnaturel a été évincée comme symbole d’obscurantisme pour céder le pas à un rationalisme triomphant associé à l’idée de modernité. Le sociologue allemand Max Weber a, le premier, évoqué ce « désenchantement du monde » pour évoquer cette rupture.

Ainsi, l’évincement du « merveilleux » dans la lecture des phénomènes, l’entrée dans la modernité, la sécularisation des sociétés et du langage auraient-ils aboli notre capacité à nous émerveiller ? Non bien sûr et heureusement ! L’émerveillement ne serait-il pas alors une reconquête que notre humanité aurait à entreprendre dans ce monde rationnel, triste, froid et désenchanté ?


L’émerveillement: une reconquête nécessaire de notre humanité profonde en Dieu.

Réfléchissons: à quelles occasions à titre individuel, nous sommes nous «émerveillés » ? Qu’avons-nous alors éprouvé ?

Chacun va avoir des réponses variées: devant un nourrisson... face à un coucher de soleil... le nez penché sur une fleur somptueuse... en observant un flocon de neige.. en contemplant un tableau de Fra Angelico... en écoutant une composition de Bach...

La diversité des réponses nous montre un premier point essentiel dans notre reconquête de l’émerveillement: ce n’est pas tant l’objet de l’émerveillement qui compte que l’attitude adoptée, l’émotion ressentie, le sentiment de plénitude qui nous a envahis à cet instant bien précis... un instant qui ne va pas être qualifié par sa durée mais par son intensité. Tout notre être ne semble-t-il pas en effet spontanément envahi par un ravissement profond, une extase éphémère, une grâce subtile que nous sommes peut-être seuls à contempler mais qui nous transporte hors de nous, nous met en contact avec une réalité qui nous dépasse ? Pendant le temps que dure cette joie profonde, nous vivons pleinement l’instant présent, absorbés dans le silence de la contemplation, profondément présents de tout notre être, unifiés, profondément humains.

A l’évidence, cet état de ravissement profond n’est pas le résultat d’un effort raisonné, d’une volonté amenée à son terme à la force du poignet. Même si notre capacité de réflexion peut être mobilisée, on s’émerveille avec son coeur, avec cette partie de nous qui nous ouvre à la transcendance et que nous appelons communément l’âme. Et c’est dans cette ouverture du coeur et de l’âme que nous accomplissons pleinement notre humanité.

Oui, par le coeur, par l’âme, dans une contemplation silencieuse, source d’une joie subtile et profonde, l’émerveillement nous ouvre à Dieu et ce faisant, il nous complète. L’émerveillement est l’une des portes vers Dieu. Et c’est en s’ouvrant à Dieu que notre humanité se réalise pleinement et profondément.

Tournons nous vers la Parole dans ce chemin de reconquête de notre humanité complète par l’émerveillement.


Dieu source principale d’émerveillement pour l’homme.

Les références aux « merveilles » de Dieu dans le Premier Testament sont multiples et il faudrait des heures et des pages pour les étudier dans le détail. Le terme apparait très régulièrement dans les psaumes (, associés généralement à l’action de grâces à la louange et à la proclamation de ces merveilles. « Seigneur, je rendrai grâce de tout mon coeur, je redirai toutes tes merveilles » (Ps 9,2). Mais il apparait également dans plusieurs autres livres, par exemple celui de Job ou encore chez Isaïe qui se répand en action de grâces pour la réalisation par Dieu de ses « projets merveilleux » (Is 25,1).

Nous savons que le motif constant d’émerveillement pour Israël est sa délivrance de sa servitude en Egypte, relaté par le livre de l’Exode.

Certains autres psaumes invitent à s’émerveiller et à louer Dieu pour sa Création.

Ainsi le Premier Testament nous invite à nous émerveiller face à un Dieu d’amour, qui libère et sauve et un Dieu tout-puissant qui a créé l’univers, les deux étant «intimement et inséparablement liés» (Pape François, Laudato si, p. 64).

Avec le Christ, les merveilles de Dieu prennent forme humaine. L’incarnation elle-même se produit dans l’émerveillement. L’émerveillement de Marie d’abord qui éclate en louange lors de sa visite à Elisabeth (Lc 1, 46-55). L’émerveillement ensuite de ceux qui sont témoins de la nativité, les bergers puis ceux qui écoutent leur parole « Et tous ceux qui les entendirent furent émerveillés » (Lc 2,18). On traduit également par « étonnés », mais l’étonnement dont il est question renvoie à un « miracle » ou une autre manifestation divine. Le verbe grec employé θαυμάζω appartient à ce registre de l’étonnant, de l’admirable, du merveilleux. Il y a donc continuité dans l’émerveillement avec le Premier Testament, mais la source principale de l’émerveillement devient un nourrisson dans une mangeoire ! Quel mystère insondable ! Quelle source inépuisable d’émerveillement !

Jaillit ensuite une joie profonde, contagieuse, partagée qui conduit à la louange. « Puis les bergers s’en retournèrent, chantant la gloire et les louanges de Dieu pour tout ce qu’ils avaient entendu et vu, en accord avec ce qui leur avait été annoncé. » (Lc 2, 20).

Le même type d’étonnement-émerveillement se manifeste à plusieurs autres reprises dans l’Évangile, souvent après que Jésus ait opéré un « miracle »... par exemple commander aux vents et aux flots (Lc 8,25), guérir un enfant possédé (Lc 9, 43) ou encore expulser un démon et faire parler un muet (Lc 11,14). L’étonnement-émerveillement devient alors parfois contagieux, se répandant du possédé libéré à la foule qui écoute ce dernier comme en Marc 5,20. Mais l’admiration surgit également des paroles prononcées par Jésus, par exemple dans la synagogue de Nazareth (Lc 4,22), tant que l’auditoire peut toutefois les recevoir...

L’Évangile nous confirme donc que le Christ est une source inépuisable d’émerveillement, par sa simple présence, par ses actions, par ses paroles. Il devient la principale source divine d’émerveillement. De même qu’il accomplit la Loi, on pourrait se risquer à dire qu’Il accomplit l’émerveillement. Mais il s’inscrit lui-même dans une relation d’émerveillement face à son Père vers qui Il se tourne constamment dans l’Esprit. La source divine d’émerveillement est trinitaire. Le Christ en est la porte. L’Esprit qu’Il nous a envoyé en est le vecteur.

La Pentecôte provoque ainsi l’émerveillement comme en témoignent les Actes des Apôtres (Ac 2,7). La présence de l’Esprit permet le prolongement de l’émerveillement même après le départ du Christ. En témoigne par exemple la guérison d’un boiteux par Pierre qui provoque « émerveillement et étonnement » (Ac 3,10). Et Pierre prend alors le prétexte de cet émerveillement pour enseigner le peuple non sans avoir laissé entendre que l’accomplissement de cette merveille n’était en aucun cas du à sa propre puissance et piété personnelle.

Ainsi, les merveilles de Dieu ne meurent pas avec Jésus sur la croix, bien au contraire, elles continuent de s’accomplir par un Christ vivant et agissant encore aujourd’hui dans le monde par son Esprit. Il demeure donc pour nous cette même source inépuisable d’émerveillement. Savons- nous comme les bergers ou les foules reconnaître cette présence aimante de notre Seigneur dans nos vies et nous en émerveiller ?

Mais ce qui est sans doute le plus incroyable c’est que le Christ lui-même s’émerveille parfois des hommes qu’il rencontre.


L’homme source d’émerveillement pour Dieu ?

Le même verbe grec est ainsi employé pour désigner l’admiration qu’a par exemple Jésus pour la foi du centurion romain, pour son immense humilité (Lc 7,9). Cette foi permet à son serviteur d’être guéri.

De la même façon, on peut supposer que Jésus admire le comportement de la pauvre veuve qui met tout ce qu’elle possède dans le tronc du Temple puisqu’il la donne en exemple à ses disciples (Mc 12,43). Enfin, il admire aussi très certainement la foi de cette cananéenne qui lui demande avec insistance de guérir sa fille malgré le mauvais accueil qu’elle reçoit (Mt 15, 28).

Comment ne pas être dans une joie profonde, dans une exultation infinie de savoir que chacun de nous est potentiellement source d’émerveillement pour Dieu ? Mesurons-nous ce que cela signifie ? Dieu qui s’émerveille devant nous ! N’est-ce pas le moteur puissant qui peut nous mouvoir dans cette reconquête de l’émerveillement ?

Car en effet, cette reconquête nécessaire à notre humanité, passe par une conversion profonde, une réaffirmation de notre foi. Si l’émerveillement surgit de manière spontanée, la capacité d’émerveillement, elle, se cultive... Non seulement la capacité à être émerveillé mais aussi à émerveiller l’autre. Comment ? En aimant et en posant un regard d’amour sur toute chose. Car enfin c’est bien l’amour qui est la clé de tout émerveillement.

En effet, si Jésus émerveille son entourage c’est parce qu’il est rempli d’Amour, de Vérité, de Vie. La lumière qui émane de Lui ne peut conduire qu’à la contemplation, à l’amour, à l’émerveillement profond dès lors qu’on accepte de l’accueillir, de recevoir cette douce et tendre lumière, de se laisser aimer par Lui. Et de l’émerveillement jaillit la prière et la louange.

Si Lui s’émerveille de l’homme, c’est parce qu’il pose un regard d’amour sur tout être qui est en Vérité, et qui étant en Vérité, sans hypocrisie ni mensonge, est en mesure de s’ouvrir à Lui.

Ainsi Jésus qui nous aime peut-être émerveillé par nous. Par tout ce que nous produisons de beau, de juste, de vrai, par notre foi, par notre charité, par notre amour du prochain, par notre respect de la Création, par cette « écologie intégrale » à laquelle nous invite le Pape François dans son encyclique, par tous ces petits gestes du quotidien qui dessinent cette « petite voie de l’amour » chère à Ste Thérèse de Lisieux. Cela s’accompagne sans doute d’une conversion de notre regard pour savoir reconnaître Dieu en toute créature extérieure.

 Un va et vient extraordinaire peut ainsi s’opérer entre l’homme et Dieu qui passe par un émerveillement mutuel et réciproque, clé essentielle de la construction du Royaume de Dieu sur terre.

Emerveillons nous et soyons source d’émerveillement pour notre Dieu et pour tous nos frères !